Les vacances de nos artistes en 1884
Dans les années 1880-1910 Gournay avait une réputation de villégiature reposante, idéale pour s’adonner à la pêche
Il n’était pas rare que des artistes viennent taquiner le brochet à Gournay-sur-Marne entre avril et septembre pour échapper à la frénésie de la « vie parisienne » et quelquefois ils le racontaient, faisant plus de jaloux que ceux qui contaient leurs séjours plus mondains et probablement moins chaleureux à Cabourg ou au Touquet.
Le ténor à l’Opéra Comique Émile BERTIN jouissait aux beaux jours de sa Villa Hippolyte, quai de Chétivet (promenade Marx Dormoy).
Emile Bertin 1875 Cliché Chalot, (source ebay)
Article de mai 2025 de Claude Schwartz avec la participation de M. Hervé DAVID, artiste lyrique et fin connaisseur de l’art lyrique qui anime le site très érudit https://www.artlyrique.fr/
Depuis plusieurs années, Hervé DAVID interprète des musiques contemporaine d’Eugène Carrière au Musée Eugéne Carrière de Gournay-sur-Marne. Une de ses prochaines performances est prévue fin novembre 2025.
Les vacances à Gournay d’Émile Bertin dans le quotidien Le Gaulois du samedi 16 août 1884
NOS ARTISTES EN VACANCES
Il est, je pense, bien inutile de présenter ici aux habitués de la salle Favart le charmant ténor Bertin, qu’ils ont maintes fois applaudi dans le répertoire de l’Opéra-Comique, dont il est un des plus solides piliers : Fra-Diavolo, Don Henrique des Diamants de la couronne et Chapelou du Postillon, Tracolin du Toréador et Don Manoël, de Giralda, Corentin du Pardon et Georges Brown de la Dame blanche, etc. Autant de rôles, autant de succès. — Nicolet
Suivent quelques costumes de scènes portés par Émile BERTIN
Barbot rôle dans Fra Diavolo Don Henrique dans Les diamants Chapelou dans le Positillon
Mon cher Nicolet. Où je passe mes vacances ?
Diable, mais la question est assez indiscrète ; et puis, hélas ! ce n’est pas moi qui passe mes vacances : ce sont elles qui s’envolent rapides à la suite de l’Orient-Express, quand il glisse devant Gournay.
Car je villégiature à Gournay. Gournay? ….des fromages[1])… Jamais de la vie, mon cher Nicolet ; Gournay, le seul Gournay, celui qui ne blanchit pas en vieillissant : Gournay-sur-Marne, en un mot.
Quarante maisons ; cent vingt habitants acquis à l’état civil; quelques-uns en route; maire, adjoint, conseil municipal, magister, pont à péage : voilà Gournay.
Pardon, j’oubliais… quelquefois un curé. Quelquefois ? Quelquefois… c’est le mot exact. Gournay est un tel paradis que l’archevêché le considère, pour ses vieux serviteurs, comme une retraite. Il les y envoie. Ils y meurent, naturellement… à des âges qui « feraient rougir l’ami Mathusalem », et il semble décrété par l’autorité supérieure que nous ne verrons jamais à Gournay, tant que le monde sera monde, que des fronts ombragés par les mèches blanches et bouclées qui retombent avec tant de majesté sur les épaules voûtées des bons et dignes pasteurs. Nous ne nous en plaignons pas. Mais le recrutement de ces excellents vieillards est difficile, et provoque des lacunes qui justifient le «quelquefois » qui vous a étonné.
coin de pêche quai de Chétivet en 1900
Tous nos fonctionnaires arrivent, ici, à vaincre le temps, C’est un privilège. Voyez plutôt, si le hasard vous conduit au bord de la Marne, l’attitude virile de notre garde champêtre. Il a oublié le nombre de ses automnes ; mais il cumule vigoureusement. La plaque de cuivre qui lui donne le caractère si enviable d’assermenté, ne l’empêche pas de servir la messe en qualité de bedeau, de suppléer à l’absence de Phœbé, comme on dit à l’Opéra-Comique, en qualité d’allumeur de réverbères, de faire aboyer les chiens et glapir la marmaille en qualité de tambour, et de creuser la terre en qualité de fossoyeur ! Quelle vie occupée et quelle nature ! Il est parfait, notre garde champêtre. Je vous le disais…
Gournay est le seul, l’incomparable Gournay. Je suis certain, mon cher Nicolet, que vous ne me permettriez pas d’insister sur ce point historique et géographique que Gournay est situé à une portée de fusil de Chelles ! Abbaye ! Chilpéric ! Hervé[2] ! quels souvenirs ! Au fond, toujours sérieux. Ce que j’ai voulu vous raconter surtout, c’est que la Marne et le canal de Vaires enserrent Gournay de leurs ondes poissonneuses, et, ce que je prétends ne pas cacher, c’est qu’on y pêche avec fureur.
Entre nous, ne le proclamez pas trop, je suis gravement atteint de la maladie de la pêche… de la pêche… même à la ligne… quand je veux m’émotionner fortement.
Rassurez-vous ; je ne vous ferai pas une dissertation sur le charme de ce sport. Je ne vous dirai pas les angoisses du pêcheur qui tient au bout d’un simple crin un barbillon de trois livres. C’est dramatique, ce pourrait être lyrique, mais ce serait long. Abandonnons les gentillesses du goujon, les sauts périlleux du chevenne, les feroutis du brochet, la ligne de fond, la ligne volante, le verveux, l’épervier et leurs résultats : matelotes, fritures, courts bouillons et… rhumatismes.
N’excitons pas le rire des sceptiques en leur faisant entrevoir, dans ma réserve, le grouillement des poissons que j’y ai déposés à la suite de mes victoires… Il ne faut humilier personne. Mais ajoutons, avec un sentiment que vous comprendrez que le pêcheur à la ligne n’est pas toujours un être simple qui commence par un hameçon et finit par un imbécile. D’abord à Gournay, ce spécimen de l’humanité est inconnu. On n’y voit que des braves gens, en hiver. En été, si l’on ajuste ses lunettes, on peut apercevoir autour d’une table, aux ombrages épais, quelques artistes et gens de lettres. Il n’y a pas longtemps encore que je me suis assis devant une matelote formidable que Mlle Esther Chevalier, ma gracieuse camarade de l’Opéra-Comique; Edmond Stoullig, des Annales du théâtre et de la musique ; Victor Roger, de « la France », Tréfeu, Saint-Arroman, de « la Presse », s’apprêtaient à savourer.
Sur les six convives que je viens de nommer, trois sont des habitants du pays, pendant l’été, bien entendu, et les autres en sont des habitués. Ne croyez pas surtout, mon cher Nicolet, que je veuille faire une réclame au pays ; nous y sommes bien, nous y restons, et demandons que l’envahissement qui menace tous les environs de Paris ne vienne pas jusqu’à nous.
Oh ! oh !… ceci me paraît de l’égoïsme pur. Ce n’est en réalité qu’une fanfaronnade. La devise de Gournay est tout au plus celle-ci :
« Place aux amis, sus aux gêneurs ! » A ceux-là salut, à ceux-ci, avis !
À vous cordialement,
ÉMILE BERTIN
Émile BERTIN (1847-1906) jouissait d’une belle maison avec salon, salle à manger, cinq chambres à coucher, chambre pour domestique, écurie, remise et jardin de 800m2 au Quai Chétivet (aujourd’hui Promenade Marx Dormoy). La dénommée VILLA HIPPOLYTE était voisine du Restaurant d’Hermann RÉGNIER à Gournay-sur-Marne.
Après une carrière de ténor culminant comme chanteur à l’Opéra-Comique à Paris, il en fut nommé régisseur général. On lui doit les notes de mises en scène des créations de plusieurs œuvres célèbres. Émile BERTIN fut aussi professeur au Conservatoire National.
Le studio NADAR fit d’Émile BERTIN cette photo qui suit à cette époque. Il est décédé à 59 ans chez lui rue des Martyrs à Paris fin octobre 1906 et fut enterré à Gournay-sur-Marne début novembre 1906..
Georges Brown rôle dans la Dame Blanche de BOIELDIEU et SCRIBE
Titre : [Le toréador, opéra-bouffon d’Adolphe Adam et Thomas Sauvage : photographie]
Date d’édition : 1881; de gauche à droite Gauche Bertin, au centre Taskin à droite Mme Merguiller
Source : Bibliothèque nationale de France, département Arts du spectacle, 4-ICO THE-3119
Camées Artistiques 1875 article de Félix JAHYER source ebay.